“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
Vous l’aurez remarqué, le Grand Portail Thomas d’Aquin a changé de look, afin de se rendre plus accueillant pour le visiteur. C’est pourtant une question ! La philosophie doit-elle l’avoir – le look – pour convaincre ? Sans doute non. La beauté est souvent un mauvais présage pour la qualité de la réflexion. La philosophie n’est pas de la littérature ; elle n’est pas un art. Deux raisons, au moins, à cela.
L’une est radicale : le mensonge et l’illusion sont autrement captivants que la réalité. Qui n’a jamais voulu vivre une folle passion ? Qui n’a souhaité délaisser son trivial quotidien au profit d’un monde enchanté ? Combien de romans doivent leur succès à ce rêve, combien d’idéologies ont versé le sang pour cette chimère. Lucifer n’est-il pas le plus beau des anges, le grand séducteur ? « Contrairement à ce que pensait Socrate … », nous dit saint Thomas dans sa Somme, « … les passions prennent le plus souvent possession de notre corps et le poussent à s’opposer au verdict de la vérité en aliénant la liberté de notre raison, comme si nous étions ivres ou somnambules ». L’amoureux de la vérité devrait redouter les charmes des atours.
La deuxième est plus insidieuse. Vouloir susciter l’attrait par l’originalité de l’écriture philosophique, c’est souvent tenter de faire oublier une certaine déficience de raisonnement. On le remarque dans les ouvrages composés de sentences, comme ceux de Marc-Aurèle, Pascal ou Nietzsche, ou sous forme de contes moraux comme chez Voltaire et Sartre. Mais surtout, l’abus de figures de style, tournant au pur jeu de langage vide d’argument, est presque devenu un but en soi parmi les phénoménologues français. Il semble que la création de vocabulaire et de jargons soit inversement proportionnelle à la rigueur d’argumentation.
La philosophie ne doit donc pas, semble-t-il, se soucier des apparences. C’est bien l’avis de Boèce, dans sa réponse au disciple qui lui demandait un extrait de ses notes personnelles sur le bien parmi les choses. Il lui précise avoir volontairement conservé l’obscurité de sa rédaction, car il ne voulait s’adresser qu’à des personnes initiées comme son interlocuteur, assez intelligent pour comprendre.
Mais rien n’est plus contraire au sens pédagogique d’Aristote pour qui l’hermétisme est antiphilosophique. Et saint Thomas a déployé des trésors d’explications pour rendre lisible le texte en question de Boèce. Car philosopher avec quelqu’un se fait en deux temps : “Philosopher”, tout d’abord, peut certes se pratiquer sans aucune fioriture ; mais “avec quelqu’un” exige des capacités de communication dans un langage respectueux de l’interlocuteur.
Aristote, de son côté, ne tergiverse pas au début de sa Rhétorique : un plaignant qui ne parvient pas à obtenir justice auprès des tribunaux, faute de maîtriser l’art de persuader, ne doit s’en prendre qu’à lui-même ; la vérité possède, en effet, une force de conviction supérieure à l’erreur. La rhétorique peut, certes, servir à prouver une chose et son contraire, Aristote le reconnaît, mais c’est de la même façon que la médecine est capable de donner la vie et la mort ; elle ne le fait pas à titre égal, comme Hippocrate l’a immortalisé par son serment. De même, l’art de convaincre est d’abord au service de la vérité, même si le menteur peut le détourner à son profit. Mais l’ignorant en médecine risque souvent de faire plus de mal que de bien, comme l’inculte en rhétorique.
La belle élocution est donc la dernière tentative de la logique, comme en désespoir de cause, lorsque toutes les autres ont échoué. « Parfois enfin … » écrit saint Thomas en introduction au Commentaire du Traité de la démonstration, « … on préfère une solution plutôt qu’une autre pour la simple présentation qui en est faite (on dégoûte, en effet, quelqu’un en lui dressant un met de façon écœurante). C’est l’objectif de la Poétique, car l’office du poète est de conduire à la vertu en l’ornant comme elle le mérite ».