“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, conseille chaudement aux sophistes de se faire payer d’avance, car personne ne voudrait débourser un centime après avoir entendu ce qu’ils avaient à dire, tant il y a loin de la promesse à la réalité !
Certains échanges non commerciaux ne peuvent, en effet, se traduire par une transaction équitable, car le service rendu n’est guère mesurable et dépasse même parfois toute estimation. Le Philosophe donne l’exemple de nos rapports avec Dieu ou nos parents. C’est au bénéficiaire de faire preuve de reconnaissance en rétribuant ce qui lui paraît juste, ou du moins ce dont il est capable. De l'avis d’Aristote, l’enseignement de la philosophie est de ce type : quelle somme d’argent verser en échange de l’acquisition du bonheur ou de la sagesse ? Aucune contrepartie n'est à la hauteur d’un bienfait qui n’est pas octroyé, mais transmis comme un feu de mèche en mèche. Le don surpasse infiniment le donateur, héritier comme les autres du trésor immémorial de l’humanité.
Enseigner la philosophie ne peut donc être qu’un acte gratuit. L’argent ne se met pas en balance avec la pensée. Mais un tel principe ne jette-t-il pas dès lors une ombre sur le “métier” de philosophe, aujourd’hui comme du temps de Socrate ? Les contraintes universitaires de carrière et de budgets n’interfèrent-elles pas inévitablement avec les choix philosophiques ? Il faut une très grande liberté d’esprit pour accepter de mettre en péril son évolution personnelle au nom de ses convictions et refuser de belles promesses de salaire contre la soumission de l’intelligence. Un commerce honnête est toujours possible écrit, certes, saint Thomas avec une ironie retenue, mais dans les faits, il est des plus rares.
On peut toutefois reconnaître deux façons d’y parvenir : l’antique et la chrétienne. Les grecs et les latins cultivaient l’idéal de “l’homme libre”, dont l’aisance matérielle dispensait d’avoir à travailler. Il se rendait disponible pour la Cité, les Lettres et les Arts, ou la Philosophie. Platon, héritier de la haute noblesse athénienne, en fut l’exemple le plus fameux ; nous pourrions aussi nommer Cicéron. Le Moyen-Âge, quant à lui, inventa la mendicité, autre manière d’être dispensé de travailler. Cette pratique nouvelle rencontra d’ailleurs beaucoup d’hostilité à ses débuts au sein même de l’Église, tant elle semblait contraire à la règle de Saint Benoît : “Prie et travaille”. Saint Thomas d’Aquin est la figure emblématique du mendiant philosophe et théologien. L’un et l’autre style de vie demeurent d’ailleurs d’une ardente nécessité pour ce XXIe siècle, aux voies institutionnelles semées d'appâts.
Mais Aristote ne s'arrête pas à l'argent. Il ajoute que les marques de respect et d’honneur ne compensent pas davantage l’offrande de la vérité. C’est, n’en doutons pas, à ce niveau que se joue la véritable gratuité de la philosophie. Le désir d’être salué des maîtres et des pairs, quand ce n’est pas des salons parisiens, est une tentation intellectuelle si obsédante ! Beaucoup plus encore que l’argent. Il importe alors, pour ne pas demeurer ignoré ni méprisé, d’abonder dans le sens de la dernière nouveauté, de la nouvelle transgression.
Si, de nos jours, vous ne faîtes pas une lecture “néo-platonicienne” et “post-heideggérienne” de la métaphysique de Thomas d’Aquin, par exemple, ou si vous n'avez pas une conception “personnaliste”, du bien commun politique, ou encore, si vous ne professez pas une éthique naturelle ouverte à tous les “choix de vie”, vous êtes un “antithomiste” dénué de tout intérêt pour la communauté. Mais les courants passent et la norme actuelle de succès finira prochainement aux orties, avec l’apparition de nouveaux canons thomistiques, passagers à leur tour (naguère, il fallut être thomiste “analytique” ou “transcendantal”). La caution des maîtres d’opinion se paye d’un prix exorbitant, celui de la liberté de pensée. C’est pourquoi saint Thomas refusa la consécration du chapeau épiscopal. Non pas par mépris de la dignité d'évêque, qu’il révérait, mais à cause du conflit d’intérêts que cet honneur n’aurait pas manqué de soulever avec sa vocation de théologien.
Lutter contre la séduction de la notoriété est une ascèse. Il faut accepter d’être la voix qui crie dans le désert. La renommée de Thomas d’Aquin fut elle-même fort chaotique. Sa famille s’opposa d’abord à la déchéance d'un noble fils sous la robe d'un ordre mendiant. Si ses coreligionnaires, puis peu après, Rome, ont très vite reconnu son génie, il eut cependant à affronter l’hostilité jalouse de maîtres de l’Université de Paris de toutes tendances, augustinienne, averroïste ou franciscaine. Dès sa mort, sa pensée fut largement combattue ou passée sous silence – et par ses propres frères dominicains – avant de ressurgir périodiquement, tant le bien est diffusif de soi. Mais lui s’est contenté d’œuvrer pour l’éternité, selon le conseil de l'Évangile (et d’Aristote), sans souci aucun de sa postérité. C’est la seule attitude philosophique possible. Il n’existe pas d’honneur digne de récompenser l’enseignement de la sagesse.
Aujourd’hui, le Web offre une voie royale pour cette diffusion de la vérité sans contrepartie pécuniaire ni honorifique. Gratuit, il l’est presque, et n’importe qui peut soutenir le coût d’un site sans prétention. Sans reconnaissance, il l’est totalement. Qui donc, hormis Monsieur Google, entendra jamais parler de vous parmi les milliards de pages de la Toile ? Le désir de vérité sera le seul moteur de recherche assez puissant pour conduire le lecteur à la bonne adresse internet. Le prochain saint Thomas sera un geek.